Un soin de danse

Soins palliatifs, septembre 2017
Elle est allongée dans son lit, corps décharné.
En couche, nue, corps offert au vide. Une jambe sous un barreau, l’autre sur le lit et la tête tournée vers le haut du barreau avec une perf à son bras. Et des phrases en obsessions : « Il faut l’ouvrir ! Il faut l’ouvrir ! »
« Mais quoi ? »
« Le petit bonhomme. Il faut l’ouvrir! »
Que d’étrangetés et de confusions, que je prends très au sérieux.
Il faut l’aider à résoudre ce problème très important. Ses yeux dans le vague à moitié ouverts, elle me répète encore cette même phrase, dans une agitation très forte. Je me sens très concernée et je le montre par mon personnage fantasque si réel, penché sur son lit. Je ne dis surtout pas qu’il n’y a pas de bonhomme. Si elle le voit, je suis d’accord avec elle pour l’accompagner et trouver une solution. C’est la spécificité de mon métier de Neztoile. Je prends très au sérieux la demande, avec légèreté.
Un soignant est entré. Un grand gaillard très souriant et disponible.
Il me dit vouloir l’habiller et la remette en place.
J’approuve tout en restant à ma place par respect pour elle, par désir de répondre à son besoin tellement étrange. Comment faire?
Par mes mains, j’essaye alors d’ouvrir en deux un petit être virtuel entre elle et moi. C’est un début.
L’aide-soignant lui remet sa jambe tout en lui expliquant qu’elle aurait pu se faire mal.
Il ferme la porte et met mon sac musical à l’intérieur. Oui, un bon jazz entraînant se joue dans ma besace fleuri et met une ambiance joyeuse dans un espace de maladie et de perdition.
Le contraste nous fait sourire.
On inclut la patiente dans notre joie : « Ca fait du bien d’écouter de la musique n’est ce pas ? »
Elle est tellement loin de tout ça, que je n’espère même pas une réponse. Juste,je tiens sa main que je caresse. Elle est allongée droite. Lui aussi, lui tient la main qu’il caresse. C’est un bon début de remise en forme ! On se regarde complices.
Une idée un peu audacieuse me traverse. La faire danser. Qu’elle se sente libre et légère.
Je la regarde, allongée.
Son visage contrarié cherche des solutions. Elle est visiblement très mal, comme souvent certains patients de fin de vie, confus.
« Écoute cette musique ! Ca fait du bien. »
M’entend elle ?
« Imagine que tu es sur une piste de danse. »
« Aimes tu cette musique ?  » Elle fait un peu la mou. «  »Est ce qu’il y a une musique que tu adores ?  »
C’est fou . Elle me répond.
« L’accordéon. »
Enjouée, je lui mets du bal musette, à l’accordéon.
Je n’ose lui faire fermer les yeux, comme s j’étais intimidée d’être avec ce soignant. Une vague peur de l’échec me traverse. Et si ça ne marchait pas complètement? Mais c’est lui qui l’encourage à se laisser aller et à fermer les yeux.
En confiance, elle ferme les yeux. C’est parti!
Je lui glisse à son oreille des mots de voyage.
« Tu es sur la piste de danse. Tu as mis ta plus jolie robe. Un beau cavalier t’invite à danser. »
Le soignant sourit. Il fait valser sa main. De mon côté je fais aussi valser sa main.
« Et tu virevoltes. Tu tournes sur toi même. Tu as mis tes belles chaussures. Tes cheveux sont au vent et tu tournes à droite, à gauche. Ta robe fait des jolies vagues. Tu es heureuse. Tu as 20 ans. Ton beau danseur a mis un merveilleux parfum. »
Lui, le soignant, sourit.
« Et tu tournes dans ses bras. »
La musique s’arrête. Elle ferme toujours les yeux. Nous continuons nos danses, elle, allongée et nous, à ses côtés. Son petit sourire se dessine sur ce visage qui s’éclaire enfin.
Je lui demande alors aussi de me faire danser. Je ne voudrais pas que ce mouvement vital vienne uniquement de moi. La danse à deux, c’est la pulsion de vie partagée. J’ai envie de la rendre présente et créative à son tour. Qu’elle prenne sa Vie dansée en main. Je sens qu’elle intensifie ses mouvements. Oui. Elle prend le lead. C’est certain. Elle danse maintenant totalement.
Je lui demande, une fois la musique terminée si son danseur à bien dansé, sous-entendant le soignant.
Elle ne répond pas. Je comprends alors que ce n’était pas lui.
« Ce n’était pas lui qui dansait avec toi? »
Elle dit de sa voix fluette : « Non ! »
On sourit complices.
« C’était qui ce beau danseur ? »
« Je ne sais pas ».
« Mais tu dansais bien avec un homme? »
« Oui. »
Elle sourit. Peut être se souvient elle d’un amour ?
« Ferme les yeux. » On danse encore.
Son corps, son visage se transforment de plus en plus. Elle est bien là, détendue dans son lit. Elle qui était totalement ailleurs, décousue et désorientée se trouve dans un rêve avec nous.
Elle aura dansé sur 3 musiques.
Quand elle ouvre les yeux, c’est une femme sensée que je vois. Une vraie présence. Une femme habitée de son âme. Une femme calme et respectueuse.
« Tout va bien ? »
« Oui. »
« Je reviendrai . » ..
Je la laisse avec Lui. Lui est apaisé, souriant et heureux. Complice et proche d’elle, il finit de lui donner à boire. Nos regards veulent tout dire.

Ensemble, nous l’avons soignée.
 
Cinq minutes plus tard, il me rejoint dans la chambre de Youssef. 76 ans.
C’est fou mais ce patient me dit tout de suite qu’il aime danser. Quelle journée!
J’ai mis Anouar Brahem pour être dans sa tradition marocaine.
Il est en fauteuil roulant, tout mouillé sous sa blouse d’hôpital car il a renversé un verre d’eau.
Sa main a une forme de paralysie. Mais nos mains se rencontrent. Je lui propose sans un mot une danse. Tout est en contacts et surprises, touchés, contacts, envols , dessus, dessous. Son visage à ce moment n’est qu’un grand éclat de sourires. Nous dansons ensemble.
Il me dit alors les yeux dans les yeux.
« Ca, c’est une vraie joie! »
Oh que c’est bon à entendre. On ne vit pas la fin de Vie, on vit la vie, là ensemble. Plus d’âge. Plus de temps. Nous dansons ….
Il me dit alors qu’il dansait tous les samedis soirs, Youssef.. en Bretagne !!!
Ahahahaha. Rien avoir avec le Maroc donc ! Ca sent le fest-noz! Que c’est drôle…
A ce moment là, le superbe soignant, Lui, arrive dans la chambre avec ma lanterne de fée à la main que j’avais oubliée chez notre jolie danseuse.
« Tu sais quoi !!!! Il aime danser !!! »
Son regard s’éclaire semblant dire « Non! Là encore, nous allons danser ? »
Lui nous trouve de la musique bretonne et je danse avec le patient en riant.
A la fin, Youssef me dit « Merci. Merci pour tout ! Ah…Je crois que je suis amoureux ! »
« Eh bien ! Oui? Pourquoi pas ? … Mais moi aussi, tiens! » lance Anabelle, consciente de ne pas ouvrir un espace d’attente mais bien un espace nécessaire, un espace sans jugement, un espace vital possible. Un espace de vie où ressentir une ouverture de coeur est la plus belle chose qui soit. Mourir le coeur en passion, quelle belle sensation! Le cadeau, je l’accepte. Et c’est vrai que je l’aime!
En partant, je lui laisse une belle photo d’Anabelle sur son lit avec « La joie, ça se respire ! »
« Tout est toujours possible Youssef!  »
Il rit le bel oriental. Lui aussi et Anabelle exulte.
« N’oublie pas ta joie ! »
Je sors.
Lui, le soignant, sort aussi.
Il me lance: « Et au fait ! La patiente de tout à l’heure. Elle m’a dit qu’elle allait vraiment très bien. Ca lui a fait beaucoup de bien la danse ! Elle a demandé quand reviendrait Anabelle ? »
« Ah oui ? Oh chouette… Elle était tellement loin au début de notre rencontre. Elle revient de loin. »
« Oui oui. Elle était vraiment loin. »
« Tu as vu ? C’est possible. Tu t’en souviendras !? » je lui lance en dodinant ma tête.
Lui me sourit d’une belle et véritable présence.

Quelle belle équipe nous avons formé ensemble, avec Lui, cet aide-soignant si présent et heureux de faire ce métier. Nous avons vécu ensemble ces rencontres de joie, dans cette réalité si difficile de l’hôpital en ce moment.
 

« Remettre en joie, une femme perdue et un homme seul face à la madie, c’est encore possible.
Dis, tu t’en souviendras ? »

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5 commentaires

  1. Oui je m’en souviendrai.merci Sandra pour ce que tu offres par ton travail.tu tentes et ça marche, faut qu’on fasse comme toi avec nos propres moyens sans avoir de peur.

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