Retrouver la joie
Ils sont 2 dans une chambre. Un patient atteint de VIH , très maigre d’une cinquantaine d’années et un autre d’une soixantaine d’années, souffrant d’amylose.
Pas simple d’être dans une intimité relationnelle quand ils sont deux.
Ma proposition d’être en Neztoile est forte et je sens à leur regard qu’ils attendent quelque chose. Ils sont charmés à priori par mon personnage et ils attendent le contenu.
On ne débarque pas dans une chambre juste pour la fantaisie et la beauté du moment. L’apparence ne suffit pas mais ouvre un grand espace en eux car j’ai plein de lumières sur moi. C’est féerique et je me vois briller dans leurs yeux.
Je les trouve beaux dans leur lit. Très dignes. De me parler à tour de rôle les rapproche. Je sens qu’ils peuvent être unis dans la rencontre. Une intimité peut être possible dans le partage.
Après quelques sourires et blagues du présent qui les font sourire et rire, je suspends le temps. Je ressens qu’ils me font confiance mais qu’ils veulent vivre une grande expérience. Ca se ressent ce genre de choses. Le rire provoqué par ma présence est la porte d’entrée vers leur personnalité. Je dois toucher leur être. Je les invite donc en tant que docteur de la joie à fermer les yeux.
Je fais sonner mes grelots, parle drôlement encore une fois et de ma voix la plus douce, je leur demande de fermer les yeux et de respirer un bel espace vert , doux et calme dans le coeur.
Celui qui souffre d’amylose ouvre les yeux et me dit : « Mais je suis malade du cœur! »
Je souris généreusement et parle beaucoup avec les mains. « Oui oui. Je sais bien dans quel service nous sommes. En tant que docteur, tu imagines bien! Mais ton coeur malade n’empêche pas la douceur d’un coeur plus subtil. »
Il paraît convaincu et se laisse faire.
Je les invite à aller dans le joyau du coeur, comme une grotte pour qu’ils trouvent un refuge de joie en eux. C’est le début d’une pratique que je propose quand les patients ont peur ou sont tristes. Ca leur fait vivre un bel espace de profondeur en eux. C’est si simple à proposer et tellement précieux.
« Quel est l’endroit où tu as été très heureux ? » je demande au patient tout maigre, Pierre.
Silence.
« Je ne vois pas.
Un endroit heureux ? »
Je comprends à cet instant une vie d’effort, de souffrances … Que c’est triste de n’avoir aucun endroit heureux qui s’impose. Depuis combien de temps est-il en combat? En douleur? J’ai peur qu’il ne trouve pas. J’insiste en parlant de sa vie totale, de l’enfance à maintenant. Par expérience, je sais qu’on a parfois des pépites qui ressurgissent de l’enfance.
« Ah si! Je me souviens. Je devais avoir 8 ans. A Mandelieu. C’était une belle journée. On était à la plage. »
Et il sourit. Il y est. C’est émouvant pour lui et pour moi de le sentir connecté …
Au patient de gauche , je lui demande la même chose.
« Ah mais je n’ai pas de lieu heureux. (…) Non. Non. Je ne vois pas. »
Mon coeur fond. J’en connais comme ça des patients qui n’ont pas eu beaucoup de bonheur et qui sont en difficulté pour trouver une grande joie en eux. J’ai l’impression que pour lui, ça va être encore plus dur que pour son voisin.
Inspirée par Pierre, je lui propose de bien revisiter son passé.
« Il n’y a pas un moment où dans ta vie ça a été plus doux, plus harmonieux peut-être? »
Il cherche honnêtement , simplement, sérieusement. Ca prend un petit temps qui me semble une éternité.
« Ah si! J’ai trouvé. » Il me parle d’un petit village en région parisienne.
« Ah! Et il est beau cet endroit ? »
« Non. …. Non pas forcément mais c’était une période de vie où j’étais assez bien. »
C’est fou comme ce petit état, ce vague souvenir, va être le début d’un grand moment.
Comme ils le tenaient tous les deux leur lieu de joie, j’ai donc insisté sur le plus important: l’amour. Il faut les faire vibrer car je les sens maussades, sans grande joie profonde.
« Ressentez ce lieu , cet endroit et ressentez aussi qu’il y a peut être des personnes qui sont à côté. »
A cet instant, je les sens entourés.
« Ressentez tout l’amour qu’ils ont pour vous et tout l’amour que vous avez pour eux. Vous êtes merveilleusement bien et protégés. Vous vous sentez tellement aimés …. » Pierre dit oui de la tête avec ses paupières fermées et le mouvement de ses sourcils en accent circonflexe d’approbation.
Une musique douce accompagne.
Au bout de quelques minutes, je veux arrêter l’expérience mais ils n’ouvrent pas les yeux.
Je souris. Ils ont l’air tellement bien. Je pense que c’est tellement loin de leur quotidien cette joie du coeur et ce bien-être comme un essentiel qui surgit dans un quotidien difficile et une vie à porter.
J’insiste alors sur cet instant de grande joie qui est la vie en eux. « Oh que c’est heureux. C’était hier mais c’est maintenant.»
J’insiste sur les impressions , les odeurs , et sur l’ouverture du coeur. « Ressentez votre coeur remplis, comblés, heureux. »
L’expérience dure le temps nécessaire. Ils ouvrent les yeux ensuite, à leur rythme. Ce ne sont plus les mêmes. Un éclat , un bouleversement aussi , un état modifié. Ils regardent leur chambre avec étonnement tant ils ont vécu intensément cette plongée dans le passé heureux. Tout leur être s’est modifié dans la posture et le regard.
Je vais vite vers Pierre pour lui mettre une main sur l’épaule.
» Tu as senti que c’est en toi cet amour , cette joie? »
« Oui oui. » Il a envie de pleurer. Je lui dis que parfois on a envie de pleurer de plein de choses , de bonheur. Il sourit, les larmes aux yeux.
Le patient d’en face je l’avais accompagné par un toucher délicat quand il fermait les yeux pour qu’il puisse abandonner plus facilement son corps . Il est tellement différent maintenant
Je lui souris.
« Au fait comment t’appelles tu ? Moi c’est Anabelle. »
« A ton avis. ? Ça commence par un A. »
« Abdel? »
« Non. Alexis. »
« Oh j’avais envie de t’appeler Amour ! »
Il sourit, rit même. « Tu permets Alexis, que je te rebaptise Amour? Ça te va si bien. »
Il sourit, touché.
« On peut se prendre en photo que je ne t’oublie pas ? » me demande t-il, tout chose.
On se photographie et je leur sors à chacun une grande carte de moi .
Je leur remets une belle étoile phosphorescente pour qu’ils n’oublient pas cet instant.
Amour me dit qu’il la mettra au dessus de son lit pour se rappeler de moi et de cette expérience en lui .
Pierre dit la même chose.
Cet instant est magique, comme suspendu.
Je n’arrive plus à partir de la chambre comme si on avait vécu un moment rare qu’on avait envie de tous prolonger.
Ils me regardent reconnaissants et apaisés. Tellement apaisés.
Ils ont la grande joie dans leur cœur.
Je leur envoie des bisous volants.
« On ne vous oubliera pas. »
Je le sais oui. « Au revoir Amour , au revoir Pierre. Je reviendrai. »
Moi non plus, je ne vous oublierai pas et je n’oublierai pas qu’on a tous en nous une réserve lumineuse, une pépite d’amour qui peut se rallumer même à l’hôpital.
N’oublions pas de fermer les yeux, d’aller dans notre cœur pour remettre en marche ce feu jaillissant et de se blottir dedans quand les temps sont plus durs.
Un cocon de joie en chacun, reproductible pour tous.
Merci infiniment pour ce partage magnifique qui me fait toucher du doigt ce qui pour moi, doit être le paradis!
Si simple d’apparence, si beau
Magnifique de données tant d’espoir,de la lumière à des personnes en fin de vie