Bousculer la rencontre, par amour.
Décembre 2017
Il y a des rencontres frappantes, brutales et douces à la fois. Il a le visage tellement transformé par la maladie. Tout est de travers dans son visage et sa trachéotomie impressionne. Il ne peut pas parler .
Quand je rentre, c’est tout en audace que j’avance.
Je ne peux qu’être provocatrice pour ne pas être trop sensible ou d’un mauvais style compatissant plaintif. Il est là, le respect.
Le défier un peu brutalement et d’une manière totalement exagérée, joueuse.
Je suis sur le pas de la porte.
Il me dit Non de tout son corps de toute sa tête et avec ses mains aussi.
NON!!!!!
Habillée tout en bleu d’hiver, avec 1 guirlande de fleurs de lumières au cou et une guirlande d’étoiles de lumières sur la tête, je m’avance visage tout ouvert, avec ma grosse ampoule rose de lucioles à ma main.
Et forcément dans ces cas là, je le provoque tout en souriant. Je ne le lâche pas des yeux à distance.
« Quoi? Tu veux pas de moi ? »
Il redit Non de toute ses forces.
« Quoi? Tu es prêt à renoncer à moi ? A ma lumière, à mon sourire, à la Joie ? »
Je ne cesse de préciser mes fonctions et ma fantaisie !
Il dit encore Non mais je sens au fur et à mesure que ça devient presque un jeu ?
« Tu arrives à me mettre dehors ? Moi ? Non ? Toi, tu serais prêt à ne pas me recevoir ?!! A ne pas prendre ma lumière, mon sourire ,mon amour? »
Et finalement il craque. Il dit oui de la tête. Il m’a été indiqué par les soignants comme un patient à surtout aller voir…
5 secondes plus tard , avec son consentement je suis sur son lit.
Son visage est tellement transformé par la maladie, qu’il faut imaginer son sourire car sa bouche a du mal à sourire vraiment. Mais ses yeux sourient. Je le ressens.
« Ah on est bien tous les 2! »
Il acquiesce.
Je me sens super à l’aise comme si on s’était vus depuis toujours.
J’ai envie de l’émerveiller. De lui en mettre plein la vue. Que ca lui fasse une visite vraiment extraordinaire, à lui, le grand solitaire.
Comme il ne peut parler, je dis à voix haute des pistes de rencontre, comme si on était des enfants joueurs.
« Tu sais, on pourrait passer un temps super long à ne pas parler. On se regarderait dans les yeux… en silence toi et moi. » Mais je veux savoir ce que lui, en pense. En tout cas, je lui montre que rien ne m’effraie et que tout est possible. Même être en miroir avec lui et ne pas parler.
Il me dit non. Il a vraiment envie de me parler visiblement.
Ca tombe bien. J’aimerais bien savoir comment il s’appelle.
Il m’écrit sur une ardoise d’école avec feutre rouge weleda qui marche mal: Marc.
Je vais lui redire plein de fois son prénom pour qu’il l’entende. L’entend-il encore souvent ?
Je ne pense pas car les soignants s’adressent à lui en terme de Monsieur x, par respect. C’est la convention à l’hôpital.
« Je suis venue te voir, toi, Marc. » C’est important qu’il le sente.
Le problème, c’est que j’ai du mal à comprendre ce qu’il écrit car son écriture est assez illisible, donc il faut que je trouve des choses à vivre, sans trop avoir à lire ….
J’ai dû rester 20-25 minutes.
J’ai éteint toutes les lumières de la chambre pour que ce soit vraiment magique. A moi toute seule, je suis un arbre de Noël, avec toutes mes guirlandes. Comme il est dans les 17 heures, c’est déjà tout sombre. Vive décembre !
Ca y est, c’est parti. Je suis en énergie haute d’Anabelle. Jouer avec tout, jouer de tout et franchement l’émerveiller. Je me cale sur ce que je ressens de lui.
Je suspends mon ampoule luciole face à lui en dessous de la télé et je lui mets une guirlande étoile sur son lit.
Je sors de la lumière de mes doigts. Je montre que ca vient de lui, de son corps et je m’esclaffe:
« T’es bien fêlé toi. Tu laisses bien passer La lumière!! »
Il rit à sa façon et approuve de son doigt. Je le sens très très audacieux dans son corps, dans sa tête et très joueur. Très vivant, en fait.
Je poursuis joueuse, en essayant de traduire son étonnement amusé à mon contact.
« Oui, je sais, tu ne t’attendais pas à une visite aussi dingue aujourd’hui ? A un truc complètement fou? A autant de lumière ? »
Il me dit oui !!! Avec tout son corps et ses mains.
Je lui montre alors un glaçon lumière bleue qui sort d’une belle étoile que j’ai sur mon costume d’hiver. C’est complètement féerique. Il adore. Ah oui. Je sens qu’il adore car ça le connecte aux étoiles.
« Et, on décore ta chambre ? »
Il fait un pouce de oui.
Je lui fais tirer au hasard un grand papillon.
« On le colle au mur? Oui ? Où ? (…) On met des mots ?
Tu sais des mots , ca sert à rentrer dedans ? À faire des voyages .. »
Il me dit que oui. Ca, je peux imaginer que dans sa grande solitude et son incapacité de parler, il doit avoir l’habitude de voyager autrement.
« Oui? Mais quoi ? »
Je lui sors des étoiles pour écrire les mots car il adore le ciel.
Comme il a du mal à écrire , je propose plusieurs mots. Mais il a déjà validé le premier. AMOUR.
Le deuxième mot écrit sur l’étoile collante c’est SURPRISE.
« On en met un troisième? »
Il veut remettre AMOUR. Et on colle juste derrière un grand papillon bleu qui part tout droit vers le ciel.
Je colle en dessous, une belle image d’Anabelle qui le regarde, après lui avoir mis un long mot, rien que pour lui …
C’est tout simplement efficace et essentielle, sa décoration. Il se centre sur l’amour et il aime les surprises. Ca tombe bien ! Je suis là.
Le dernier papillon collé, se dirige tout droit vers le ciel. Pense-t -il à sa mort? La souhaite-t- il ? Comme je ne suis pas dans l’interprétation et que ma visite est isolée, je ne m’étends pas. Je poursuis notre rencontre magique en nous félicitant de cette transformation du lieu. Restons dans l’acte créatif. Point trop de blabla.
Toute notre rencontre s’est faite avec René Aubry. J’adore la légèreté de sa musique.
Il tousse un peu. Sa trachéotomie fait des petits jets de liquide.
J’essaye de ne pas trop sentir et je ne le quitte pas des yeux pour rester en lien avec son être et dépasser les apparences. C’est fort ce qu’il vit, cet homme de 55 ans.
Je souris. Je ris à ses côtés car il attend ça de moi. Que nous sortions du drame.
Il me dit Merci à sa façon. Je sais que c’est un Merci. Moi aussi. Merci, Merci. !
À cet instant, j’ai envie de lui dire que je le trouve beau.
Je ne lui dis pas car je sais qu’il ne le comprendrait pas et trouverait ça sûrement déplacé. Et pourtant une telle lumière intérieure se dégage sur ce visage sûrement méconnaissable pour ceux qui l’ont connu avant sa maladie.
À cet instant, il est vraiment beau dans sa joie du présent. Ah oui. La joie sur un visage de souffrance rend tellement beau!
« C’est peut -être une rencontre d’une fois mais je te laisse cette petite étoile argentée pour que tu saches que je suis avec toi. »
Je lui ai mis aussi un joli coeur rouge sur sa poche de chemise.
« Je suis avec toi. Et tu peux toujours me regarder en face de toi, sous la télé. »
Il est vraiment ok avec cette proposition.
Pas tristes, on se quitte.
Je lui envoie plein de bisous volants.
« J’adore. T’as tout un monde en toi ! T’es vraiment aussi fêlé que moi !! »
Il ne cesse d’approuver, en lançant son pouce en l’air. Je sens des rires, à l’intérieur de son corps.
J’aurais envie de lui dire qu’il a un courage de dingue ! Qu’à sa place, je ne ferais peut être pas le quart de ce qu’il réussit à traverser. Mais bien entendu, je ne dis rien. C’est ça aussi le respect. Pourquoi le ramener à sa maladie et à ce que tout le monde doit lui dire?
Je ne le quitte pas des yeux, tout comme lui avec un maximum d’amour et de légèreté. Quel homme !
Je mets un peu de temps à m’en remettre. C’était fort. Je le dis d’ailleurs à la directrice des soins. « Il m’a impressionnée Marc. »
« Quoi ? Il t’a acceptée ? Mais il refuse tout le monde. Les bénévoles , les soignants… il est dur avec toutes les visites ! Il est vraiment dans le refus. »
Quel cadeau qu’il ait accepté Anabelle, je pense.
C’est avant tout un cadeau pour lui. Il a accepté de ressentir de la joie.
Il a été avec Anabelle, un homme comme les autres avec qui on passe un bon moment et avec qui on rit et on colle des papillons autour de mots d’amour ,comme des enfants qui jouent, insouciants ou rêveurs.
C’est un grand coeur blessé en fait cet homme. C’est pour cette raison, qu’il ne veut pas les visites.
Mais qui accepterait qu’on nous voit aussi diminué ? Et parler de quoi ? Avec qui ? Comment échanger sans parler ?
Il y aurait tant à dire sur l’art de faire vivre la joie. Tant à écrire sur nos sourires et notre humour pour sortir du drame.
En tout cas , je me suis précipitée dans le poste de soin, juste après. Je l’ai vite dit aux soignants.
« Il aime les étoiles et la lumière bleue, Marc !! Il adore vraiment! »
Comme j’aimerais que les soignants aient des guirlandes de lumière à côté des compresses.
Pour un Spa de l’esprit , un accompagnement de l’âme, une guirlande de lumière , un carillon koshi …
Soyons audacieux !!!
Encore plus avec ceux qui ont des grosses pathologies. Allégeons !!! Allégeons ! Défions la rencontre.
En ne prenant pas son refus pour une certitude, mais en jouant avec son refus de moi, j’ai franchi la porte. J’ai joué avec tant de respect. Et surtout, je suis restée très légère à ses côtés. Je lui ai offert ma légèreté sans nier ce qu’il traversait. J’ai proposé de décorer sa vie. C’est la piste aux Neztoiles.
Même au seuil de La mort, nous pouvons colorer la vie. Sortons du noir! Changeons de regard sur ce qui semble tragique.
C’est le plus beau cadeau qu’on puisse offrir.
Sourions et proposons la joie, le léger mais non le superficiel.
Ce n’était pas une distraction sans sens que d’amener de la lumière, de le faire rire, d’écrire les mots importants pour lui en ce moment et de le faire voyager dans le bleu. C’était merveilleux.
Laissons la magie, l’âme agit…
Annabelle ,c’est vraiment un ange qui ouvre et allège les coeurs .
Merci pour ce témoignage plein de Lumière. Il n’est pas sans me rappeler l’impuissance dans laquelle je me suis trouvé lorsque maman, il y a près de 20 ans a été durant 2 mois sous trachéotomie, elle comprenait tout ce que je disais et moi « rien » de ce qu’elle voulait me transmettre(elle ne pouvait pas écrire immobilisation totale) alors les regards, les gestes et la musique nous ont réunis tout au long des deux à trois visites journalières durant 1 mois et par après suite à un transfert en hôp spé paraplégie c’était hebdomadairement. Cette maman qui a 93 ans aujourd’hui revient de loin, porteuse d’une tétraplégie partielle, grandement autonome, vive d’esprit, pleine de Vie , comme tu l’as vue est un cadeau journalier !
Magnifique rencontre en effet et audacieuse de ta part. Mais après tout, un Clown n’a pas de barrière, c’est ce qui le rend si différent. Merci pour ce partage. Bisous
Waouhh…. j’y étais avec vous! Ça me transporte tout ça… et me donne tellement envie… Je suis en ce moment dans la lecture de « La Morte Intime » de M. de Hennezel. C’est tellement important de pouvoir leur apporter des soins différents, des soins d’amour et de joie. C’est sûr qu’après ton passage, le lit, la chambre, la maladie ne sont plus pareils. Et donc la mort non plus… Merci Anabelle pour ces visites qui sont comme des bulles de champagne, légères, douces, délicieuses et pétillantes!
Joyeux Noël Anabelle!
Annabelle, je vous ai vue un jour, il y a longtemps, aux Charmettes à Lyon… Vous m’avez transportée dans votre univers de légèreté, votre univers primesautier. Des rencontres comme celle que vous venez de raconter, j’en ai dans ma musette, je suis bénévole en SP depuis quinze ans.
Merci de faire savoir que l’on peut toujours s’approcher et toucher ceux qui se sentent si loin des autres.