Un vol inoubliable
Ah ce patient ! Je l’ai vu hier, dans sa chambre d’hôpital. Première image de mon réveil ce matin, c’est lui qui vient. Il est temps d’écrire son histoire pour ne pas vivre avec. Oui, c’est le risque de l’aidant.
Il a 48 ans, Thierry. C’est l’infirmier qui m’assure les transmissions qui m’a parlé de lui. Que c’est précieux ces transmissions. Il m’a dit que le médecin voulait à tout prix que je passe le voir car il est vraiment triste. Qu’ils sont tous délicats pour aider leurs patients. Il a beaucoup pleuré hier. Ce n’est pas facile. Il souffre depuis plusieurs mois d’un cancer du sacrum. Il vit allongé. Et on suspecte en plus une amylose. Il peut parfois marcher avec un déambulateur. Déjà à cet instant, mon cœur est touché.
Promis j’irai le voir. Et pourtant quand je passe la tête dans le hublot de sa chambre, je ne rentre pas. Il est avec ses parents. Ça m’intimide toujours. Je ne veux pas les déranger. Je vais voir un autre patient. En repassant ma tête devant la vitre, je me décide. Ça doit être dur aussi pour ses parents. Vont ils m’accepter ? Allez, go.
Je rentre avec une jolie musique légère. Ses parents d’une soixantaine d’années me regardent étonnés et Thierry allongé sursaute.
« Ah vous m’avez fait peur ! » On rit. Ses parents aussi. C’est gagné.
La maman me dit que je ressemble à Zezette avec mon chariot. C’est bien la première fois qu’on le dit ça. Elle rit à gorge déployée. Je dis oui à tout. Il faut alléger !! On rit de Zezette épouse x. Il y a une ambiance de blagues à tout va. Le père lance aussi des références des bronzés. On est loin des fées. Tout me va. Je suis le miroir de leur vie.
Ils n’en reviennent pas de ma tenue. « Attention vous allez prendre feu ! » En référence à ma guirlande de lumière. Ils sont à fond. Thierry est quasi tout nu sous son drap. Il doit avoir chaud. Son ventre est assez imposant. C’est un grand gaillard qui a envie de voir ses parents souriants. Ça se sent. Et sa mère me dit en regardant la tenue d’hiver: « En fait vous êtes la mère-Noël est une ordure ! » Et elle part d’un fou rire sans fin. Le téléphone sonne Thierry répond à sa femme . Et sa mère rit rit…d’un rire nerveux. Elle ne peut plus s’arrêter. La mère-Noël est une ordure ! répète t elle. Et elle rit ! Elle s’excuse d’ailleurs en me disant que ce doit être nerveux. Et oui. Je sais très bien que ça l’est. Tout est parfait. Je ne vais tout de même pas regretter ses rires. J’en rajoute donc dans la chambre pour qu’on rit ensemble.
Et son père me raconte rapidement la traversée de Thierry. 4 mois d’hospitalisation 5 hôpitaux. On devait mettre une sorte de ciment au sacrum. Ça n’a pas marché. On a mis des broches. Il faudra bien qu’il remarche. Quelle horreur à vivre. Thierry qui a raccroché, a écouté la discussion. Il me dit n’avoir pas dormi cette nuit. J’imagine alors ses longues nuits, ses inquiétudes et le sevrage de la morphine qui doit faire ses effets car il a arrêté d’un coup depuis avant -hier. Ça doit avoir un effet sur son moral.
Comme je suis docteur de la joie, on parle de son intérieur.
-Comment fais tu pour tenir ?
– Eh bien je pleure.
Ses parents sont là tous les jours me dit il. Il pleure. Il va pleurer plusieurs fois à chaudes larmes. Il est dévasté par sa traversée. Quand il me parle de ses collègues de travail , il pleure. Quand il me dit que ça lui est tombé dessus , il pleure. Parfois je lui mets la main sur son épaule dénudé. Je n’arrête surtout pas ses larmes. Je lui fais ressentir que je suis là.
J’alterne avec des questions hommage , l’air de rien: « Quelle est sa plus grande qualité ? », je demande à ses parents. Le père répond immédiatement qu’il est son fils et en même temps sa mère répond qu’il l’a comme mère ! Ils sont raccords. On rit. Que de pudeur. … Thierry avoue qu’il s’emporte facilement mais il revient dessus le lendemain. Il sait se remettre en question dit sa maman. J’en sais un peu plus sur ce petit monde affectif et après peut-être 25 minutes d’écoute active, l’air de rien, je passe à l’écoute créative. Écouter ne suffit pas pour changer profondément d’état. Par habitude, je sais que rien ne remplace les expériences. J’ai juste allégé l’atmosphère. Il faut aller loin dans son cœur maintenant. Il est angoissé. Je ne peux pas partir sans répondre à sa détresse intérieure. Rire et écouter c’est bien mais il faudrait l’étage du dessus. Qu’il soit paisible et rechargé quand je le quitte.
« Bon Thierry. Où es tu vraiment heureux ? » A la montagne. Au ski. Ses parents me disent tout de suite qu’il adore y aller avec sa femme.
– Je te propose de fermer les yeux.
– Oh non. Je peux pas.
– Ben ?
– c’est pas possible ! Et il me fait comprendre qu’il n’est pas un enfant. Drôle comme réaction. Ses parents disent qu’ils peuvent partir, si nécessaire…
-Ah mais Thierry tu n’es pas un enfant. Je veux juste t’emmener dans un endroit heureux . Allez allez. Ferme les yeux ! Je suis tellement volontairement autoritaire en docteur que je ne lui laisse pas vraiment le choix. Mon personnage peut cette folie. Et en même temps je le taquine. J’ai mis les oiseaux comme fond sonore.
Sa mère détend sa main qui touchait machinalement le drap. » Allez, faut commencer par lâcher ça. »
Thierry me regarde. « A ma mère je ne refuse rien. »
C’est ainsi que validé par sa maman je vais l’emmener dans sa montagne blanche . Je le fais marcher avec les skis sur le dos. Ressentir les cccrriiiis ccccriiiiis dans la neige , le vent le plus pur dans ses cheveux, les immenses arbres avec de la neige très lourde sur les branches ….tu es dans la montagne et tu marches vers les sommets. Que c’est beau tout en haut avec cet immense ciel bleu. En t’installant sur ce point de vue magnifique sous un arbre protecteur tu sens que tu te détends profondément. ….tu peux même observer un beau rapace qui vole dans le ciel en silence.
Et c’est ainsi que je vais détendre toutes les parties de son corps. Son visage se détend. Je sens son corps enfin abandonné. Mais j’ai un choix. Ou je le laisse parfaitement détendu ou je lui fais vivre une grande sensation. Je n’ai pas trop envie mais j’ai entendu la phrase de sa maman. Il adorait faire le fou avec sa femme au ski.
-Alors tu prends tes skis tu les chausses et tu descends à fond la vallée. C’est tellement fort de glisser avec le vent sur ton front que…
Mais tout à coup il se met à pleurer. Et voila, c’était le risque. Avoir la nostalgie de ce qu’on a adoré faire nous fait pleurer . Ça peut arriver et par expérience, je sais que ça va être difficile d’être apaisé de nouveau. Il pleure ce grand gaillard à chaudes larmes. Ses parents témoins de ce drame ne disent rien du tout et me laissent complètement gérer. Je mets la main sur son épaule. « Oui. Envoie tes gouttes d’yeux dans la neige. Ça va faire des trous. » Mais il ne s’arrête plus. Je suis très centrée. Je n’ai pas du tout peur des débordements émotionnels et je ne me dis surtout pas que je vais réussir ou échouer notre aventure intérieure. Je suis là. J’ai juste confiance. Nous vivons cet instant ensemble. Je me sens verticale. Il pleure et ses mains tremblent. Je suis très touchée par son immense tristesse.
Me vient alors une idée. Il pleure car je lui ai fait revivre une grande joie qu’il ne peut plus vivre . Et si je lui faisais vivre une grande joie qu’il n’a jamais vécue ? Ça s’impose et c’est joyeux. C’est bon signe.
-Thierry écoute moi bien. Le rapace qui vole à côté de toi vient se poser à tes côtés. Il t’invite à monter sur lui. En une fraction de seconde, tu te retrouves sur lui. Il est tellement grand. Il s’élance dans le ciel. Ressens. Ressens Thierry ce que ça fait de voler sur lui. Et je le fais partir … Ça y est ses larmes s’arrêtent. Il me fait confiance. -Tu voles au-dessus de la vallée enneigée, au dessus des magnifiques arbres. Comme tu es heureux et léger. Tu ne contrôles rien du tout. C’est ton rapace qui décide de tout. C’est lui qui décide d’aller à gauche puis à droite de monter haut dans le ciel puis de s’élancer d’un seul coup en piqué vers le sol. Tu découvres la sensation merveilleuse de t’abandonner totalement à cet oiseau magnifique. Ressens que l’oiseau se laisse aussi aller par les courants du vent. Ressens la force de l’abandon. Et puis ça devient magique. En t’abandonnant à lui, tu vas ressentir ses pouvoirs et tu vas les prendre. Soudain tu vois comme lui. Oui, Tu vois à 360 degrés. Tu as une vision panoramique. Comme c’est merveilleux de découvrir la vallée enneigée ainsi. Tu te sens IMMENSE.
Je le regarde. Il est abandonné. Il est vraiment bien dans son corps. Je voudrais tant qu’il ressente la force du lâcher -prise. Lui, qui ne contrôle rien de sa vie depuis tous ces mois , et s’il pouvait apprivoiser cet endroit et éprouver la joie de se laisser porter, la force de ne rien retenir et accepter ce que la vie réserve ? ….
– Ressens la force , la puissance de l’abandon. Ne rien contrôler te donne une immense joie. Tu es si léger dans le ciel. Tu ressens la légèreté de voir la vie du dessus et de te laisser faire par la vie. …. Et puis l’oiseau se pose. Il te regarde de son œil perçant et en un instant il te donne son cœur. Ressens que par son regard tu as son cœur de courage. Un cœur d’une grande force tranquille. Le cœur du rapace qui sait trouver sa force dans les airs et dans l’abandon des courants. Il te donne toutes ses qualités par sa présence .Tu sens à cet instant que tu deviens rapace. Tu t’élances dans le ciel. Tu as sa vision, sa légèreté et surtout son cœur courageux pour t’abandonner aux courants du vent. Tu ressens ? Tu es tranquille tranquille tranquille. Tu es fort et léger. »
Qu’Il est beau dans son lit de plumes. – N’ouvre pas les yeux. Reste dans ta force tranquille. Je vais partir. Tu peux rester dans ta puissance et légèreté. C’est bien ainsi. Mais au moment où je m’éloigne il ouvre les yeux.
-Merci madame.
Je souris. Je suis devenue une madame. On est loin de Zezette !
Il le dit alors du fond de son lit , d’une voix très claire :
– Merci. J’ai entendu. … ce que vous avez dit, j’ai entendu.
Je sais. Très touchée je m’entends lui dire :
– « Tu es très fort. Bien plus fort que tu ne penses. »
Sa maman me dit, très impliquée et touchée, sourire aux lèvres « au-revoir l’étoile ! ». Tiens, le miroir d’Anabelle de sa vie intérieure a changé. Je souris intérieurement.
Son papa me dit un immense merci.
Et moi je vole intérieurement en fermant la porte. Mon cœur est flottant. Je me dis : Mission accomplie. Il a entendu. Merci. Quel courage !
C’est la première fois que je fais voler un homme sur un oiseau. Ça marche très bien, comme anti-dépresseur.
Ça restera un vol inoubliable. Qu’il m’a touchée cet homme cloué au lit et volant si haut.
Quel beau voyage Anabelle, cette lecture est touchante. Merci aux Neztoiles pour ce merveilleux soutien aux malades
Merciii
Je manque de mots pour vous dire, Annabelle-Sandra, ce que je ressens. J’ai volé avec vous et Thierry. Merci
Quel merveilleux voyage être au-dessus e tout, au dessus de sa maladie. Être.
Toi Annabelle tu as cet art qui te permets de faire à chacun.e retrouver son Être profond et vrai.
Annabelle n’est rien d’autre que notre reflet, oublié certes mais toujours présent en chacune de nos ames… Toi aussi jluc tu es l’artiste de ta vie, bon vol
Wow! Comme c’est puissant ce que vous faites! Heureux les patients qui ont le bonheur de vous côtoyer!
Je volerai avec vous!
Merci, amour et Joie. Tu es un super modèle. À chaque rencontre je m’envole aussi. À bientôt
Quel talent Sandra !
Sublime !
C’est une expérience incroyable d’être accompagne par tes soins.
Patient malade, effondré par les pertes que l’on vit et le manque que l’ on va laisser derrière nous..ses parents, ses enfants parfois petits.. C’est une expérience bien au-delà d’ un voyage imaginaire guidé que tu propose. Cet homme l’a compris, il l’a entendu et compris en quelques minutes !
C’est vrai que tu es une fée.
quelle merveilleuse expérience d’écoute de l’autre: dans son corps,dans son cœur et dans sa tête!! Bravo Annabelle d’oser! ta présence totale à l’autre m’émeut à chaque fois.
Mille mercis de nous faire partager tes aventures humaines
Beaucoup plus humain que le Flyview virtuel au-dessus de Paris! Mais l’oeil de l’Aigle est irremplaçable, c’est l’animal qui voit à 2 kms.
Voir sa vie de l’oeil de l’Aigle c’est prendre de la distance et voir sa vie globalement avec enchantement.
Merci pour ce partage! stabilité dans l’écoute et créativité ….Je retiens que le rire et l’écoute ne sont pas suffisants!! merci Annabelle !!
Merci! Vous êtes une Mère Veilleuse personne!
Émouvant voyage partagé avec coeur.
Quand l amour nous porte et nous donne cette force.
Quand nous mettons en lumiere cette force présente en chacun de nous, la magie s opère.
Et c’est beau…
Merci Très inspirant comme expérience ce vol…