Etre ou ne pas être démunie….
ETRE OU NE PAS ETRE DEMUNIE
Quand je vais le voir, il plie soigneusement son linge. Il est assez malingre, concentré et soucieux d’organiser au mieux son espace.
Comment parler de lui?
Je suis encore toute chamboulée de la rencontre, 3 jours après.
Je suis d’abord allée voir son voisin de chambre. Et puis je suis allée vers lui et sans savoir comment ça a commencé, je me suis installée face à lui qui était assis sur le rebord de son lit, face à une petite tablette qui contenait différentes petites choses…
Il s’appelle Pedro. D’origine portugaise, il a vécu 15 ans avec une Annabelle. Comme je m’appelle Anabelle, ça crée un lien entre nous.
Il parle vite. Très vite. Pour être honnête, je ne comprends pas tout. Il a un tel débit avec cet accent, que je comprends en gros tous les détails de sa vie. Par contre, je ressens tout dans mon corps.
Car il me raconte tout.
Mais pourquoi a t-il envie de me dire tout, si vite?
Il me parle de son diabète et de la vie difficile à se nourrir. Il faut qu’il mange. Il faut qu’il grossisse. C’est très important. Puis il enchaîne très rapidement sur la mort de son enfant, il y a plus de 20 ans. Une mort violente pour lui. Il n’a rien compris. Il pleure là, devant moi car visiblement il n’a jamais vu son corps et n’a pas compris l’aggravation de son état. Il me parle de prendre vite la voiture mais avoir trop attendu… une infection à l’hôpital. Je ne comprends pas tout. Mais je la prends de plein fouet sa tristesse, sa déchirure, cette mort. Quelle violence. Je n’arrive pas à comprendre si sa femme lui en a voulu. Il pleure, il respire pour se reprendre.
J’ai envie de pleurer.
Comment recevoir en 4 minutes de discussion, la tragédie de sa vie? Car elle est intacte cette mort, non digérée. Elle est jaillissante.
Il souffre d’amylose, une maladie orpheline très grave qui touche le coeur. Comment ne pas faire un lien avec sa blessure de coeur ?…
Et il poursuit. Il va très très vite. Sa vie de mécanicien, les relations avec ses femmes, d’autres enfants , une vie de labeur et de combat. Il n’arrête pas son débit. Un flot de paroles. Des larmes parfois puis il se reprend.
Moi en face, je me suis agenouillée devant sa tablette. Je suis un peu plus bas et je ne le lâche pas ses yeux. Je voudrais alléger , rire , rebondir en Neztoile. Mais rien à faire. Rien à dire. Je suis juste là, totale, face à lui. Je le suis dans ses gestes et je montre par mes expressions du visage, mon réel intérêt pour lui.
Je voudrais lui offrir une chanson mais non, ça ne vient pas comme ça. Il déborde tant. Je prends non à bras le corps, mais on va dire, à bras l’être, tout son surplus de paroles.
Je le stoppe à un moment car je redoute que ce soit sans fin ses paroles, et je voudrais tant qu’il aille mieux. Je n’arrive pas à passer à une expérience de mieux-être ou de joie. Je lui dis alors très honnêtement ce que je ressens en jouant légèrement : ‘Dis donc mais tu t’arrêtes plus! T’avais tout ça à dire? ! »
Il me répond yeux dans les yeux : « Oui… merci. Merci de m’écouter. J’ai tellement besoin de parler. »
Je lui offre en réponse mon plus grand sourire. Il est ému aux larmes. Je pense effectivement qu’il parle vite car personne ne l’écoute.
Je comprends qu’il est profondément seul. Depuis combien de temps n’a t il pas été écouté totalement de la sorte, sans arrêt, sans questions pour passer à autre chose ? Juste pour le plaisir de l’entendre, les yeux dans les yeux.
« Oui,oui, je suis là. » j’insiste.
On se stoppe dans les yeux. C’est tellement fort.
Alors je bondis. Je pousse la valise de son lit et je le mets à ses côtés. Qu’il est maigrichon.
Il me dit avoir perdu de 20 à 30 kilos en 2 mois. Je l’imagine plus gros.
Il doit s’habituer à ce nouveau corps, je pense. Il est tout fluet avec ses grands yeux bleus et tous ses cheveux drus.
Il a une soixantaine d’années. Et il reprend son flot incessant de paroles.
C’est reparti. Il me parle d’une erreur médicale, suite à une hernie mal soignée ?
« Vous vous rendez compte. Ils n’ont pas bien refermé mon nombril, ou quelque chose comme ça. » Et il déboutonne son pantalon. Pas le temps de lui dire que je suis hyper sensible. Il me montre son nombril. Je n’ai jamais vu ça. Une excroissance de 5 cms de long sur 2, 5 cms de large. Comme un petit sexe à la place du nombril. Il me regarde dépité. « C’est pas possible ça ! »
Euh non effectivement. C’est impressionnant.
Je me pose alors tout de même cette question de l’inégalité sociale. Une personne avec beaucoup d’argent vivrait elle avec un nombril de la sorte ? Elle aurait sûrement fait de la chirurgie esthétique….et lui, il est là avec son jogging gris et toute sa dignité .
Je suis sans mot.Puis il poursuit.
Nous sommes dans une telle intimité de cœur, qu’il veut tout me dire de lui, de sa traversée , de son désespoir. Il ne cherche même plus à être un homme qui aurait des choses à prouver. Il veut partager la vision de son corps.
« Mais c’est pas fini ! Suite à cette mauvaise opération , j’ai une grosse boule, là. »
Et il me montre une grosseur près de son sexe. Une grosseur énorme sur ses bourses.
« Oui. C’est énorme et ça se déplace. » Et il va pour enlever son jogging.
Je l’arrête à temps « Euh non. J’ai beau être un docteur , je suis hyper sensible…. »
Il respecte vraiment ma sensibilité.
Il ne montre donc pas cette difformité mais il m’explique que pour faire pipi , ça part dans tous les sens. Il ne peut rien contrôler.
Il a beaucoup de rechanges pour cette raison.
Je reste sans voix, toute chamboulée et touchée au profond de moi.
Ce qui me touche c’est son honnêteté, sa façon de se donner entièrement à moi, et de me raconter sa vie de misères.
Je suis sans voix. Sans idée. En panne. Je m’entends lui dire : « Je peux te prendre dans mes bras? »
« Oh oui … »
Et je l’enlace comme je peux sur son lit d’hôpital.
Je sens un petit bisou dans mon cou et son corps qui s’abandonne a ma tendresse. Je pense qu’il doit sentir la rose d’Anabelle que je mets dans mon cou et que ça doit l’apaiser, lui faire du bien. Et je lui donne toute ma présence dans mes bras.
Je n’ai trouvé que ça pour apaiser , pour lui donner tout de moi pour lui.
Puis je me remets face à lui. Et il poursuit son débit
Il me parle de son enfance. Enfant battu par son père, devoir aller à l’école pour avoir une situation. Relation pas évidente avec sa mère. Puis il me dit qu’il n’a plus de nouvelles de la femme avec laquelle il est en couple.
« Ça fait longtemps ? »
« Oh …4 mois. »
Ça veut donc dire qu’elle l’a quitté.
Bon là, je suis de nouveau sans voix.
« Dis donc , on pleure ou on rit ? « Je lance un peu cette blague mais il me répond sérieusement.
« Ah non mais faut s’battre et garder le sourire. Tout le temps . C’est la vie. Faut pas lâcher …. »
Et là, je me remets en face de lui, face à sa petite tablette comme au début de la rencontre
Je le regarde dans les yeux et je lui dis : « Tu sais, je suis venu te voir toi. Je suis tellement heureuse de t’avoir rencontré. On s’oubliera pas, hein ? »
Il a les larmes aux yeux . « Ah non ça je vais pas vous oublier… »
Et je lui sors une très jolie carte d’Anabelle. Je ne sais plus ce que je lui mets dessus : des phrases de présence, d’amour et que je l’embrasse, que je suis là, avec lui.
Il regarde ma photo. Il adore ma carte et tout de suite il me dit : « Je vais l’encadrer pour chez moi. Je suis très manuel »
Je ne sais pas pourquoi il me rajoute qu’il adorait aider les gens, mais ça se voit tellement dans ses yeux, qu’il est bon.
Je prends encore le temps d’un vrai regard d’amour. Oui je le regarde, totale.
Il me dit merci, il pleure, il rit.
« Au revoir ! On se reverra sûrement. Je travaille tous les lundis. »
Il souriait en tenant ma photo à la main.
Je ferme la porte. Je suis sans mots ou au delà des émotions, chamboulée profondément et avec tant de questions.
Moi qui trouve toujours ou souvent des portes d’entrées vers plus de joie, des propositions fantasques, audacieuses, joyeuses je n’ai trouvé ici que ma présence; lui offrir toute ma présence et mon regard honnête et le plus stable possible.
Il me vient encore à ce jour dans ma tête, pourquoi une vie si difficile ? Que doit-il comprendre ? Pourquoi épreuves sur épreuves ? Comment trouver le sens ?
Je n’ai pas la réponse. Je suis perdue.
J’ai le droit d’être perdue, de ne plus savoir. Quand on rencontre ces personnes, on peut se sentir happée par leurs histoires sans fin et ne plus savoir pourquoi on vit…
Je donne souvent l’impression d’avoir réponse à tout et d’être très optimiste. C’est vrai, je suis optimiste, joyeuse et je suis reliée à plus grand que moi. Mais ça n’empêche pas d’être démunie et profondément touchée.
Que pouvais je faire d’autre?
Il y avait sûrement que cela à faire, le prendre dans mes bras, intensément.
Ca me paraît si peu et en même temps, peut-être que c’est énorme. Si je me mets à sa place , ça doit être fort d’être regardé, écouté et enlacé de la sorte, non ?
Voilà encore un patient qui m’a rappelé l’humilité de la joie, de l’accompagnant .
Neztoile ou pas, on s’en moque. Il fallait être là pour lui, tout simplement. Je l’ai été, la plus solide, vulnérable, souriante et la plus légère et à la fois.
Je suis souvent touchée par ces vies de petites gens,comme on dit, de labeurs et d’épreuves.
On les rencontre parfois à l’hôpital. Ils m’ont toujours beaucoup touchée car ils ne sont pas fondamentalement en colère. Ils n’ont pas le luxe de prendre ce temps.Ils combattent pour leur survie.
Il n’y a jamais d’évidence dans l’accompagnement, jamais d’évidence dans la joie. j’ai besoin de l’écrire car sinon, on peut croire que j’arrive toujours à tout transformer. C’est bien entendu, totalement faux. Nous devrions d’ailleurs plus souvent écrire sur nos difficultés et/ou échecs…
Etre docteur de la joie c’est aussi douter, mais quoi qu’il arrive, c’est être là, juste là et vraiment là, à 100%.
Je crois vraiment en cette totalité d’être. C’est peut-être ça, aimer.
Recontré très émouvante et bellle❤️❤️❤️❤️❤️
merci pour ce beau témoignage, qui transpire la souffrance de cet homme et toi démunie, et tellement dans l’authenticité et la simplicité. Quelle force de recevoir ce paquet, de ne pas se fermer par protection, par peur de soi-même s’y perdre…. Comme un papillon qui s’approche proche, très proche de la lumière, au risque de se brûler. Et cette interpellation profonde, pourquoi la vie si dure avec certain-es ? Le sens de la souffrance…. Une illusion pourtant bien réellement vécue :-/. Gros bisous et belle continuation à toi, tu es un véritable oasis de lumière 🙂
Merci Anabelle pour ta présence consciente et ton Amour grand comme le Monde.
Misère,
que faire des misérables,
des malades qui souffrent ?
Oui, sans doute, les voir à 100%, les toucher. C’est bien cela.
Leur donner une presence, leur accorder un regard,
faire ressurgir en eux le souvenir de l’existence, celui de la dignité.
Quel sacerdoce d’y croire et quel dont de surmonter la peur de tomber dans le miroir.
Bonne convalescence et rapide retablissment a Anabelle
❤️
❤️merci
Coucou Annabelle, je vous suis de plus en plus souvent ces derniers temps mais c’est vrai que le « être là tout simplement »était ma phrase clé et mon guide lorsque je faisais de l’accompagnement fin de vie et du divertissement à l’hôpital…
Bravo à vous et c’est vrai que j’ai énormément en-vie de vous rencontrer et voir votre conférence spectacle… Alors peut être que la vie réalisera mon vœu… Je suis art-thérapeute et sexologue dans le Gard